Nous avons appris la disparition du grand historien de la Grèce, Yorgos Dertilis, décédé brusquement le 20 février 2023 dans l’île de Cythère, qu’il avait choisi comme ermitage depuis quelques années. Son approche de l’Histoire, transnationale et interdisciplinaire, a renouvelé l’historiographie de la Grèce moderne et contemporaine, et son enseignement, tant en Grèce qu’en Angleterre, aux États-Unis et en France a marqué la mémoire de ceux qui ont assisté à ses cours. Nous sommes quelques uns, dans l’équipe de Desmos, à avoir suivi son séminaire à l’EHESS, dans le cadre de cette « chaire grecque » qu’il y avait créée avec Jacques Revel en 2000. Nous voudrions, en publiant ici cet article que lui dédie le journal Kathimerini, rendre un hommage ému à celui qui fut tout au long de sa vie un passeur entre la Grèce et la France.
Yorgos Dertilis ( 1939 - 2023) : un penseur de l’ Histoire
Par Ilias Maglinis
« L’Histoire ne se répète pas. Elle montre simplement comment une société peut éviter, dans le futur, les erreurs du passé. Mais les autorités politiques du pays se sont rarement intéressées à l’Histoire. Elles n’ont pas fait en sorte, ou elles n’ont pas voulu, que l’Histoire soit enseignée correctement dans l’enseignement public. Et nous sommes peu nombreux parmi les citoyens à avoir recherché ce savoir hors de l’école », disait lors d’un entretien à distance avec notre journal, à la fin de l’année 2016, l’historien Yorgos Dertilis, décédé avant-hier, 20 février, à l’âge de 84 ans, dans son île bien-aimée de Cythère.
Cet entretien avait eu lieu à l’occasion de la parution aux éditions Polis, de son livre « Sept guerres, quatre guerres civiles, sept faillites, 1821 - 2016 ». Il y résumait en cent cinquante pages, l’histoire politique du pays. « C’était difficile », nous avait-il dit alors. Mais Yorgos Dertilis aimait la difficulté.
Né à Athènes en 1939, il était professeur honoraire au département d’Histoire de l’Université d’Athènes, après des études de droit public et de sciences économiques à Athènes, et de Théorie et Histoire Politique en Angleterre (1973 - 1977). Entre 1978 et 2000, il enseigna l’Histoire à l’École de Droit de l’Université d’Athènes, où il fut nommé maître de conférences en 1980, puis professeur d’Histoire économique et sociale au département de Sciences Politiques en 1983. Il fut invité à enseigner à l’Université de Harvard et à la faculté d’Oxford, ainsi qu’à l’Institut Universitaire Européen de Florence, tout en étant membre titulaire de l’Académie Européenne. En 2000, il fut nommé directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, et démissionna de l’Université d’Athènes. Il avait fondé les Archives Historiques de l’Université d’Athènes et avait été membre du Conseil Consultatif de la Recherche et du Conseil Scientifique de la Fondation Nationale pour la Recherche, de la Fondation Culturelle de la Banque Nationale, ainsi que des Fondations Schlumberger et Maison Suger (à Paris).
Douze de ses ouvrages et une quarantaine d’articles ont été publiés en grec, anglais, français, espagnol et italien.
Depuis 1989, il était membre titulaire de l’ Académie Européenne des Sciences (Academia Europaea).
Plus particulièrement, parmi ses ouvrages publiés récemment en grec depuis 2013 et jusqu’aux « Sept guerres … » de 2016, figurent aussi deux de ses livres, l’autobiographique « Évocations, témoignages, histoires » (éditions Polis) et l’emblématique « Histoire de l’État grec - 1830-1920 » (Réédition aux Éditions Universitaires de Crète).
Il était doté de ce talent rare d’associer l’analyse historique documentée à la spontanéité de l’art de la narration et, surtout, de penser la philosophie de l’Histoire et les interférences souterraines entre passé et présent. « Souvent, je me dis que le « présent » n’existe quasiment pas. C’est un instant fugitif », nous disait-il en 2016. « Il existe grâce à notre passé, aussi bien individuel que collectif, et c’est un futur « en devenir » grâce, encore une fois, au passé. D’une part, ce passé qui est le nôtre, on ne saurait le refaire, avec toutes ses blessures ; d’autre part, le présent me console et rehausse mon espoir, simplement parce qu’il est, justement, ce futur incertain, « dans le devenir ». Et ceci dépend, un tant soit peu, de « l’action » de chacun d’entre nous. Étant un incurable patriote ( et que veuillent bien m’excuser les postmodernes qui considèrent le patriotisme comme une « construction » simpliste et plutôt ridicule), j’espère, avec optimisme, que mes concitoyens sont, non seulement capables de percevoir la situation affligeante de leur pays, mais aussi d’agir afin de la redresser, en utilisant cette arme indestructible que nous offre la Démocratie : le vote ».
Article d’Ilias Maglinis paru le 22.02.2023 dans le journal Kathimerini
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